Histoire pour toi

Cher lecteur,

En soulevant ce papier, ou plus certainement, en ouvrant ce document sur ton ordinateur, tu t’attends à découvrir une nouvelle, qui t’emmènera faire un petit bout de chemin avec elle. Peut-être dans un monde imaginaire, ou bien à une époque reculée, oui, tu es plutôt d’humeur à ça. Tu réajustes tes lunettes sur ton nez si tu en as, et si ce n’est pas le cas, tu t’étonnes d’avoir tout de même levé ta main à ton visage. Tu rêves déjà au mystère qui va se tricoter sous tes yeux, à la romance qui va se développer entre deux personnages attachants et légèrement désespérés. Tu te délectes du moelleux de ton canapé, ton fauteuil, ton lit, et du calme qui règne autour de toi, si propice à la lecture et à l’évasion. Tiens, d’ailleurs, tu aurais dû te préparer un thé, mais maintenant que te voilà installé, ce serait dommage de perdre un instant ce confort, et de devoir tant bien que mal, en te rasseyant, tenter de retrouver la sensation d’impression parfaite de ton corps dans les coussins qui t’entourent. D’expérience, tu sais qu’on ne la trouve que par hasard, et que quand on la tient, il ne faut surtout pas la laisser filer.

Tout à coup, sans crier gare, te voilà marchant dans une rue, à l’heure entre chien et loup. Il n’y a que quelques passants qui ont l’air de rentrer chez eux après une longue journée de travail, abîmés dans leurs pensées. Mais pourquoi marches-tu si vite ? Tu remarques que tu avances à grandes enjambées, et ton cœur bat un peu trop vite. Sous lecoup de l’effort, ou de l’émotion ? Tu sens les pans de ton grand imperméable gris te frapper les genoux à chaque pas, même si tu n’en as jamais porté, et le bruit de tes talons qui battent le pavé résonne dans tes oreilles. Un peu trop fort même. Ne ferais-tu pas mieux d’être discret ?

Te voilà maintenant qui cours, qui fuis ! Il y a quelqu’un à ta poursuite, tu le devines du coin de l’œil, d’un bout d’oreille, tu le sais par instinct. Oubliée la discrétion, tu souffles comme un marathonien en fin de parcours, tes bras frottent contre la toile imperméabilisée, tu jurerais que les gens que tu croises et manques de bousculer entendent ton cœur battre en passant. Devant toi, un carrefour, ou l’occasion de semer ton persécuteur. D’une main tu t’agrippes à un poteau pour tourner autour et te lancer vers la droite, dans la ruelle perpendiculaire. Ce n’est plus un pas de course, c’est un sprint, et tu sais que tu ne tiendras plus très longtemps. Et derrière toi, des pas… ou est-ce l’écho des tiens ?

Au bout de la rue à ta droite, une enseigne. Une mercerie. Tu as l’impression de connaître cette boutique, cette ruelle, cette ville. C’est peut-être ton salut ! Tu approches enfin, à bout de souffle, et entres en trombe dans la boutique. Une femme penchée sur un ouvrage derrière son comptoir au fond de la petite pièce colorée bondit de sa chaise, effarouchée. Mais son regard s’apaise, comme si elle te reconnaissait. Les mots t’échappent sans même que tu aies eu le temps d’y réfléchir, tu t’écries que tu es en danger, poursuivi, il te faut del’aide, la police… Dans le calme, mais prestement, elle t’enjoint à passer dans l’arrière-boutique, te cacher sous la table, dans un placard, aux toilettes, là, tu seras en sécurité. Tu trouves un grand buffet vide, dans cette pièce pourtant petite, dont la décoration ne semble pas avoir changé depuis deux générations. Tu te recroquevilles, te glisses à l’intérieur et comme tu peux, tu en tires les portes du bout des doigts pour les refermer sur toi. À l’intérieur, ça sent la poussière, peut-être un peu l’humidité, aussi. Le bois craque sous ton poids, et tu serres un peu plus tes genoux contre toi, pour ne plus bouger. Un filet de lumière filtre dans l’entrebâillement de la petite porte que tu n’es pas parvenu à fermer complètement, et c’est comme un projecteur braqué sur toi. Une goutte de sueur coule sur ton front, et une autre sous ton nez. Un goût salé te touche les lèvres. Trop chaud, tu as trop chaud dans cet imperméable et pourtant tu pourrais trembler comme de froid, si tu ne serrais pas tes genoux si fort. Jamais de ta vie tu n’as respiré si faiblement, en laissant tes côtes gonfler le moins possible.

Du bruit. Tu entends la clochette de la porte de la boutique tinter. Des voix d’hommes. La femme qui leur répond. Le seul mot que tu distingues, c’est « là ». Elle a dû leur dire que tu n’étais pas là. Ça y est, les pas s’éloignent. Non, tu te trompes ! Ils s’approchent ! Bien trop vite ! La porte de l’arrière-boutique grince, ton cœur va exploser, tu voudrais disparaître ou te mettre à hurler. Et soudain, une voie tonne :

– Police ! Rendez-vous sur le champ !