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Hiver - Je ne t'aime plus
– Oh, regarde ! Il s’est remis à neiger.
Les trottoirs étaient déjà blancs depuis le matin. Les rues, silencieuses, étouffées.
– Ah, oui. C’est chouette, que ça tienne. C’est rare.
– Oui, ça n’arrive pas souvent. La dernière fois c’était… Il y a dix ans.
– Neuf.
– Neuf ans, c’est ça.
– Oui.
Un serveur approche, dépose les deux cafés sur la table en marbre. Le rotin grince un peu lorsqu’ils s’appuient sur leur dossier.
– Merci, dit-elle avant de prendre une gorgée de sa tasse. Rappelle-moi, tu pars quand déjà ?
– Dans huit jours.
– Ah oui, c’est vrai.
– Heureusement que je ne pars pas demain. Je ne sais pas si les avions décollent, par ce temps, fait-il remarquer en pouffant légèrement.
– Ce serait pas de chance, en effet, répond-elle avec un petit sourire secrètement désolé. Et, tu comptes rentrer de temps en temps ?
– À Noël, peut-être, sûrement. Pour voir ma famille. Dans un an, un peu moins. Parce que prendre l’avion…
– Je sais.
Ils échangent un regard qu’elle voudrait complice. Ce qui s’y dit n’est pas certain, aussi indistinct que la vue à travers la véranda à présent, mais aussi étrangement réconfortant que de savoir qu’il neige dehors.
– J’ai hâte.
– De ?
– De partir.
– Ah oui.
– Enfin, j’ai un peu hâte parce que c’est excitant, d’aller à l’étranger, voir de nouvelles têtes, parler une autre langue tous les jours… Mais ça m’inquiète un peu, aussi.
– Qu’est-ce qui t’inquiète ?
– Rien de spécial. Le changement. La solitude, au début, le temps de rencontrer du monde. Le nouveau job, si c’est vraiment ce à quoi je m’attends. Si je suis à la hauteur des attentes de mes collègues. Mais c’est normal, ça passera vite une fois que j’y serai.
– Tout le monde se poserait les mêmes questions, à ta place.
– Et quand j’y serai, il y aura tellement de choses à penser, je n’aurai pas le temps de me préoccuper de tout ça.
– Oui, l’appart, les papiers, ça va aller très vite. Quand tu seras installé, tu seras bien.
Par-dessus son épaule, elle voit un rayon de soleil. La neige scintille, fraîche, neuve, vierge de tout passage, comme si la ville était désertée, ou n’avait jamais été habitée. Un territoire à découvrir, sur lequel on aimerait s’aventurer, mais qu’on voudrait pouvoir continuer d’observer comme ça, de loin, intact, pendant longtemps encore. Il se retourne pour voir ce qui l’absorbe autant.
– C’est beau, hein ? lance-t-il en s’avançant dans sa chaise, et leurs genoux s’effleurent. Presque.
– Oui. Ça brille.
Ils prennent tous deux une gorgée de leur café, semblent plongés dans leurs pensées.
– Tu te souviens, cette fille dont je t’avais parlé ?
– Que t’as rencontrée dans un bar il y a deux ans ?
– Oui, elle. Eh bien, j’y pense, parfois.
– Ah ?
– Des fois, je regrette de ne pas lui avoir dit ce que je pensais.
– Qu’elle te plaisait ?
– Oui.
– Je comprends. Je crois.
Que se serait-il passé, s’il lui avait avoué ? Elle ne lui pose pas la question. Qu’est-ce que ça aurait changé, de toute façon ?
– Et toi, depuis… Ça va ? rebondit-il.
– Oh, oui, ça va. Comme d’hab. J’ai du boulot. Ma famille va bien. Je sors pas mal. La semaine prochaine, je pars en weekend.
– Où ça ?
– À la montagne.
– La chance.
– Oui, ça va être sympa. Avec des amis que tu ne connais pas. Ça fait longtemps, que je n’ai pas vu la neige. Enfin, à part aujourd’hui.
– C’est pas pareil, à la montagne.
– Non, c’est pas pareil.
Il finit d’un trait son café, et repose sa tasse un peu trop fermement sur la soucoupe.
– Bon allez, il faut que je décolle. Je vais payer ?
– Je peux payer, t’inquiète pas.
– Non, non, je t’invite. Oh, il me manque cinquante centimes, tu as ?
– Oui, tiens.
Elle dépose les pièces dans sa main, effleurant sa paume du bout des doigts. Il va au comptoir, elle enfile son manteau et ils se retrouvent dehors.
– Bon, eh bien, bon voyage ?
– Oui, merci ! Et puis toi, rentre bien ?
– Merci. Tu m’écris ?
– Oui.
Ils se prennent dans les bras puis partent chacun de leur côté. Quelques pas plus loin, elle se retourne avec la sensation à peine consciente que c’est la dernière fois.