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Singing in the streets
– À quoi tu penses ?
– À rien. Vraiment. Et toi ?
– Moi, je pense à un homme.
– Ah ?
– Que je n’ai jamais vu.
– Mais encore ?
– Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai entendu. Plusieurs fois. De ma fenêtre.
– Qu’est-ce qu’il disait ?
– Il ne parlait pas. Il chantait.
– Que chantait-il ?
– Chaque fois un air di érent. De l’opéra. Une comptine. Une chanson pop…
– Il chantait bien, au moins ?
– Oh oui, une très belle voix de baryton. Je me serais presque laissé séduire.
– Pourquoi presque ?
– Parce que j’ai remarqué quelque chose. Je regrette d’ailleurs de ne pas avoir vu son visage. Chaque fois que je me levais pour aller à ma fenêtre, il avait disparu, au coin de la rue. Toujours en chantant. Mais jamais exactement à la même heure, donc impossible à anticiper.
– Et qu’as-tu remarqué ?
– Au début, j’ai pensé simplement à un homme qui aimait chanter ce qu’il avait dans la tête en allant au travail. Jusqu’à ce que je remarque un motif, un point commun à tous les airs qu’il entonnait. Un thème.
– Lequel ?
– Une menace.
– Quoi ?
– Oui, écoute. Je me souviens, ce qu’il a chanté en tout premier, c’était du Britten. Le viol de Lucrèce, l’air juste avant le passage à l’acte. « Loveliness like this is never chaste! If not enjoyed, it is such a waste. »
– Et ensuite ?
– Le jour suivant, les Beatles. Je n’en ai pas pensé grand- chose sur le coup, mais au moment où j’ai remarqué, je me suis souvenu. C’était « Run for your life ». « You better run for your life if you can, little girl. Hide your head in the sand, little girl. Find you with another man, that’s the end, little girl. »
– Ah oui, là c’est carrément une menace de mort ! Mais quand as-tu remarqué que ça se répétait ?
– Avant encore que je comprenne de quoi il s’agissait, il est passé en entonnant simplement la n du « Roi à fait battre tambour » : « La reine a fait faire un bouquet, de belles eur de lys. Et la senteur de ce bouquet a fait mourir marquise. »
– Tu crois qu’il en a après une femme ?
– C’est certain ! Mais voilà, c’était il y a une semaine, et depuis, plus rien.
– Il est arrivé quelque chose ?
– Je ne sais pas ! D’ailleurs, le moment où j’ai compris que ça s’adressait à quelqu’un, c’est quand il a chanté « Requiem pour un fou » de Johnny.
– Je n’avais jamais trop ré échi aux paroles, mais oui, c’est glaçant !
– « Je l’aimais tant que pour la garder, je l’ai tuée je ne suis qu’un fou. Un fou d’amour, un pauvre fou. »
– Donc tu dis qu’il harcelait une femme ?
– C’est mon hypothèse. Je me suis mis à tout écouter, chaque bruit. À surveiller par ma fenêtre. À observer les femmes du quartier.
– Et alors ?
– Rien. Je n’ai rien vu d’anormal. Mais ça continuait : « It doesn’t matter if she dyes her hair, or the colour of the shoes she wears. She’s the worst thing in this world. Look at that stupid girl. » Les Stones.
– Je serais devenu complètement parano, à ta place !
– Qu’est-ce que tu crois ? Une nuit, j’ai entendu les voisins se disputer. Ça s’est calmé vite, mais je n’ai pas pu me rendormir.
– Je te comprends.
– En n, j’ai dit que tout était normal dans le quartier, mais en vérité, il me semble avoir vu des choses.
– Arrête !
– Peut-être que je devenais fou, mais parfois, j’ai eu l’impression d’entendre des pleurs, dans la journée, sans savoir d’où ça venait. J’ai cru voir du sang dans l’ascenseur de mon immeuble. On a sonné à mon interphone à plusieurs reprises dans la semaine, mais chaque fois que j’ai répondu : personne. Je n’ai jamais ouvert, évidemment. Et certaines boîtes aux lettres, aussi, ont été forcées.
– C’était lui ?
– Je crois.
– Tu es allé voir la police ?
– Pour dire quoi ? J’ai fait l’exégèse des paroles de chanson qu’un type chantonne de temps en temps en bas de chez moi et ça me fait peur ?
– C’est glauque, quand même.
– À qui le dis-tu. Mais tu sais, avant que ça ne s’arrête, il y a eu un dernier événement.
– Lequel ?
– La voisine d’en face a déménagé. Sans prévenir. J’espère qu’elle va bien.