Une irritation

Dans son fauteuil à oreilles, il bougonnait que de toute façon lui n’avait pas faim, qu’il méritait certainement qu’on l’attende, ce grand comédien du Burgtheater. Nous, à table, nous écoutions le Auesberger nous vanter la finesse, l’émotion et la retenue du talent de celui qui nous rejoindrait après la première à Vienne de cette nouvelle mise en scène du Canard Sauvage d’Ibsen. Notre hôte n’avait pas besoin d’avoir vu la pièce pour nous assurer que son invité d’honneur apporterait une dimension intellectuelle tout à fait supérieure au personnage de Gregers. Moderne ! De bon goût ! Certes, il était peut-être un peu âgé pour le rôle, mais la profondeur que l’expérience a apporté à ses traits ne pouvait qu’ajouter de la vérité au regard plus perspicace qu’on ne le croit de l’idéaliste Gregers. En fait, notre cher grand comédien n’était-il pas déjà un peu Gregers à la ville, capable de lire à travers la comédie et les secrets des gens ordinaires ? Ah le génial homme que nous attendions là ! Dans son fauteuil à oreilles, l’ami Thomas ne cachait pas sa joie.

Thomas. Combien de temps cela faisait-il que nous ne l’avions pas vu ? Au moins dix ans qu’il avait quitté la vie mondaine, le théâtre, et peut-être même l’écriture ? Lui qui se rêvait dramaturge, quand je griffonnais encore mes premiers textes dans les marges de mes notes, sur les bancs de l’université. Et si nous garantissions chaque fois un fauteuil à oreilles, à toutes nos soirées… Cramponné, comme une moule à son rocher. Fermé comme une huître. L’image du bonheur.

Mais non, bien sûr que non. Il a fallu que Joana en vienne à la dernière extrémité, que Joana disparaisse, pour le faire ressurgir. C’est vrai qu’elle avait toujours cet air sombre, distant… Inadapté. Un peu comme le vieil ami ici présent qui, dans son fauteuil à oreilles, fait mine de ne pas écouter. Or je vois bien qu’il nous observe.

Dans son fauteuil à oreilles, il rumine. Pourquoi ? Parce que c’était de mauvais goût, de la part du Auesberger, de lancer une invitation à dîner le jour de l’enterrement de Joana ?

Tenez, voilà Madame qui se lève pour nous interpréter un air. D’opérette, qui égayera les esprits et réchauffera les cœurs, faute de soupe pour apaiser les corps : elle attend notre invité d’honneur, qui devrait arriver d’un instant à l’autre, n’est-ce pas ? Monsieur éclate de rire, quel esprit ma chère, et surtout prenons la mesure de la chance que nous avons d’écouter Madame chanter, du miel pour le plus pointu des mélomanes, avec une voix pareille, et puis, finalement, ne serait-ce pas un peu grâce au roi de la soirée, si nous avons cet honneur ce soir ? Thomas croit que je ne le vois pas lever les yeux au ciel, dans son fauteuil à oreilles. S’enfoncer un peu plus.

Joana et lui étaient très proches, à l’époque, ils travaillaient ensemble. Sur cette grande pièce politique qu’ils écrivaient à quatre mains, pour qu’il la mette en scène, qu’elle en tienne le premier rôle. L’œuvre dramatique qui donnerait le ton pour tout le théâtre engagé à venir. C’est plein d’élan, la jeunesse. Moi-même, je l’admirais et même plus, le beau Thomas et ses discours enflammés. Mais je l’ai toujours agacé, je le sais. Une impression de l’envahir, de le gêner. Et puis, lui n’avait d’yeux que pour Joana. Joana l’interprète. Joana la poète. Joana l’artiste. Seulement, les affaires du cœur et les egos d’auteurs ne faisant pas bon ménage, elle est partie, en a épousé un autre, un artisan, a quitté Vienne. Alors pourquoi, dans son fauteuil à oreilles, continue-t-il de fulminer ? Cela fait quoi ? Vingt ans de ça ?

Le maître de maison se tourne alors vers moi. Ses chers convives ont-ils lu mon dernier roman ? Non, certainement pas, nous parvient une protestation du fauteuil à oreilles. Eh bien Auesberger, lui, oui. Il lit tout, enfin, tout ce que ses talentueux amis produisent, il n’a pas de temps à perdre à lire des livres ou voir des œuvres comme celles qu’on produit à la chaîne aujourd’hui pour divertir les masses. Non, mon livre est bien plus fin que ça, oui, une œuvre de société, il faudrait le mettre entre les mains de tout un chacun. Je crois entendre monter un grognement à propos d’autofiction et d’égocentrisme du fauteuil à oreilles, mais qu’importe l’avis de ce trouble-fête. Il est couvert par la suite du discours de l’amphitryon sur les bons vieux classiques. Ça vous remonte le moral. Tenez, d’ailleurs, si Joana avait lu, au lieu de ses poètes maudits, ce chef d’œuvre de Mme Bovary, elle n’aurait sûrement pas choisi…

Hors du fauteuil à oreilles, Thomas se déplie de toute sa hauteur. La colère qui brûle dans ses yeux me fait rapetisser sur ma chaise.

– Vous n’avez pas honte, tous autant que vous êtes, de festoyer sur la mémoire de Joana ? C’est à cause de vous, de votre monde, de votre hypocrisie, de votre vanité, de vos faux outrages, vos petits fours, vos grands comédiens cacochymes et vos goitres qui se rengorgent et s’affaissent un peu plus au fil des rentrées littéraires qu’elle est morte. Suicidée ! Vous ne voyez rien, vous ne sentez rien, vous ne créez rien que du vide, contrairement à elle, qui ne vivait que pour ça. Au diable l’invité d’honneur, grand acteur devant l’éternel, vous n’entendrez plus parler de moi ! Pourrissez bien dans votre complaisance !

Sur ces mots, il sort en faisant claquer la porte derrière lui. Auesberger trouve de bon ton de conclure qu’il en met, du temps, à se remettre de ses peines de cœur, il devrait peut-être consulter un psychanalyste. Il en est d’ailleurs un de ses bons amis, très bien, très cultivé, qui…

Je crois que je vais aller m’asseoir dans le fauteuil à oreilles.